PAUL GAUGUIN
(1848-1903)
« Faa iheihe »
Dessin préparatoire pour le tableau « Faa iheihe » (Préparatifs de fête) , conservé à la Tate Modern de Londres
Sanguine, mise au carreau au crayon graphite sur papier chamois
160 x 400 mm
1898
PROVENANCE : W. Böhler, Luzern, c.1929 ; Vente, probablement Drouot, Paris, 21 mai 1930, n°26 (La Récolte des fruits, Tahiti) ; Paris, Hôtel Drouot, 1er juin 1933, n° 49, Me Bellier, commissaire- priseur, Jean Cailac, expert ; acquis à cette vente par un collectionneur privé, dont la famille a conservé le dessin jusqu’en 2013 ; Drouot, 2 décembre 2013, n°49 ; collection Edouard Ambroselli, Paris
EXPOSITION : Ein Jahrhundert französicher Zeichnung, Cassirer, Berlin, décembre 1929- Janvier 1930, n°50
BIBLIOGRAPHIE : Sera inclus dans le Catalogue Raisonné des œuvres de Gauguin par le Wildenstein Plattner Institute, actuellement en préparation (Ref n° 17.10.19 /20089)
Notre dessin alliant sanguine et crayon graphite est la seule étude connue à ce jour pour « Faa iheihe », tableau réalisé par Paul Gauguin lors de son second séjour à Tahiti, et aujourd’hui conservé à la Tate Modern de Londres. Cette feuille est d’autant plus précieuse qu’elle nous apporte des renseignements très précis quant au processus créatif mis en place par le peintre à la fin de l’année 1898, alors qu’il travaille sur une série de tableaux très importants dérivant directement de sa célèbre toile monumentale exposée chez le marchand Ambroise Vollard à Paris : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?.
Cherchant à retranscrire sa vision édénique de Tahiti, un univers mental plus biblique, mystique et virgilien que véritablement « sauvage » ou réaliste, Gauguin puise son inspiration dans de multiples formes primitives, plus propres selon lui à renouveler la création plastique. « Ayez toujours devant vous les Persans, les Cambodgiens et un peu d’Égyptien », écrivait-il à Émile Bernard en octobre 1887. La composition de « Faa iheihe « s’inspire en effet directement des reliefs du temple indonésien de Borobudur, dont la découverte avait été popularisée lors de l’exposition universelle de 1878, et dont le peintre possédait plusieurs tirages photographiques. Recueillies par Victor Segalen à Tahiti juste après le décès de l’artiste, ces photographies furent publiées pour la première fois par Bernard Dorival en 1951, et leur rapprochement avec les peintures de la seconde période tahitienne de Gauguin s’avère particulièrement pertinent. Bouddha est ici transformé en idole polynésienne, les moines en habitants des îles, avec à chaque fois de subtiles modifications témoignant du désir d’appropriation par le peintre de cette nouvelle iconographie exotique. Gauguin s’intéresse également à la végétation stylisée propre à ces reliefs asiatiques, comme en témoigne la retranscription très précise qu’il a faite du palmier placé à la gauche du Bodhisattva Maitrakanyaka, personnage principal de la scène du registre inférieur. Ce palmier fut ensuite supprimé par l’artiste pour être remplacé dans la composition finale par des bosquets de pins de forme conique qu’on voit également sur les reliefs de Borobudur.
Il ne fait aucun doute que notre feuille constituait aux yeux de Gauguin une étude aboutie. La mise au carreau au crayon graphite, rarissime au sein de son corpus graphique, témoigne du processus créatif engagé par le peintre à partir de sa sanguine. Si la peinture finale reste dans son ensemble fidèle à la composition préalablement fixée sur le papier, force est de constater que bon nombre de variantes existent entre le tableau et son dessin préparatoire. L’artiste a quelque peu modifié les attitudes et la disposition de la plupart de ses figures : les visages et les corps ne sont pas orientés de la même manière, l’idole centrale a le visage de profil, et alors qu’elle est reprise sur la droite, mais cette fois-ci de dos, elle paraît moins souple et ondoyante que sur le dessin, plus statique, comme dans une posture d’abattement. Le personnage assis en tailleur tout à droite est quant à lui devenu cavalier, évoquant davantage les sculptures des frises du Parthénon que les reliefs indonésiens.
Outre le témoignage émouvant que notre dessin offre des dernières années tahitiennes de Paul Gauguin, il révèle l’approche toute primitiviste d’esprit de l’un des
plus grand maître de l’art moderne. Les enseignements précieux qu’il nous apporte sur le processus créatif mis en place par l’artiste à la toute fin des années 1890 en fait un document historique de premier plan. Enfin, à l’image du tableau de Londres dont il constitue la remarquable genèse graphique, il illustre ce que fut Paul Gauguin : l’artiste symboliste par excellence tiraillé entre la femme et l’idole.