AIME-JULES DALOU
(Paris, 1838 – Paris, 1902)
La Brodeuse
Grande esquisse en terre cuite
Haut. : 42,8 cm ; larg. base : 29 cm ; prof. base : 18 cm.
1870
« Une chose charmante et originale, c’est La Brodeuse de M. Jules Dalou, un élève de Carpeaux : c’est une jeune femme habillée à la moderne, assise sur une chaise, et poursuivant un travail à l’aiguille. La pose est de toute justesse et l’ensemble du personnage d’un sentiment exquis ; la poitrine respire, la jupe drape avec élégance. Mais est-ce là de la sculpture, n’est-ce pas plutôt de la peinture » s’exclame Jules Castagnary à la vue du modèle en plâtre original grandeur nature de La Brodeuse que Dalou expose avec succès au n° 4401 du Salon de 1870 et pour laquelle il remporte une troisième médaille.
Dans la première monographie consacrée à Dalou publiée en 1903, Maurice Dreyfous, contemporain et ami du sculpteur revient longuement sur cette œuvre emblématique qui coïncide avec le début de la maturité de l’artiste, source de nombreux succès officiels : « La Brodeuse fit grande sensation. Ce n’étaient plus seulement les artistes et les connaisseurs qui s’arrêtaient devant cette statue grandeur nature, c’était également le grand public, succès rare pour un sculpteur. On faisait cercle autour d’elle pour la voir sous tous les aspects, on se baissait pour lire le nom de l’artiste écrit sur le socle. Son succès fut tel que l’Etat en fit l’achat et en commanda le marbre.
Les critiques d’art, peu nombreux, lui consacrèrent tous une part de leurs articles. Obligé de ménager la place dans son feuilleton, toujours plus chargé qu’il ne l’eût voulu, Théophile Gautier en parlait en ces termes, le 8 août 1870 : « La Brodeuse de Mr Dalou est une statue charmante, de la plus gracieuse réalité, ce n’est rien qu’une pauvre fille qui brode, la tête doucement inclinée vers son ouvrage, mais elle a dans la naïveté de son attitude, dans la candeur de ses traits, de la chasteté de ses formes une séduction pénétrante ».
Avec l’unanime suffrage des connaisseurs, et du grand « tout le monde », commençait la célébrité. L’achat par l’Etat permettait d’entrevoir le moment prochain, où les commandes fourniraient à Dalou la facilité de vivre de son art. La statue ne fut point rapportée rue de Vaugirard, elle alla directement chez le praticien qui devait l’ébaucher dans le bloc de marbre, déjà livré par l’administration des Beaux-arts. Dalou avait l’espoir de la produire à nouveau, éclairée par la beauté du marbre. Il se réjouissait surtout d’en pouvoir corriger les imperfections qu’il y trouvait encore très nombreuses.
« Le sort en décida autrement. La guerre venait d’éclater. Le 10 août c’était Reischoffen, le 4 septembre c’était la chute de l’Empire, c’était la défaite, c’était l’invasion, et c’étaient dès lors de nouveaux devoirs qui s’imposaient à tous (…) Modèle et marbre furent donc provisoirement abandonnés, en attendant des jours meilleurs. Le provisoire devait durer plus de dix ans. Ce fut en 1880, lorsque Dalou revint d’Angleterre, que l’exécution en marbre de La Brodeuse fut reprise. Mais au cours de ces dix années, écoulées dans un travail de tous les instants, Dalou avait fait des progrès tels qu’il ne pouvait sans impatience regarder cette œuvre où les inexpériences de sa jeunesse lui semblaient des défauts intolérables. Tant qu’il crut pouvoir les « rattraper » dans le marbre il patienta, mais un jour, il désespéra d’y arriver, et en trois coups de massette, il fit sauter la tête et abattit les deux bras, puis, sans plus tarder, sa massette s’abattit sur le modèle de plâtre et, en quelques instants il n’en resta plus rien que des gravois jonchant le sol. »
De cette sculpture emblématique, marquante tant pour l’ensemble de son œuvre que dans l’œil du public, hormis un ancien cliché du modèle en plâtre grandeur nature, on ne connaissait jusqu’à aujourd’hui que la petite esquisse en plâtre patiné réalisée d’après la terre cuite de la collection Dreyfous (Haut. 29 x 24 x 17 cm. Paris, musée du Petit-Palais, inv. : PPS01271) pour laquelle Hébrard réalise quelques versions en bronze par contrat avec les héritiers Dalou le 31 janvier 1907, une terre cuite (Haut. 31,5 cm. Londres, Victoria & Albert Museum, inv. : A 37-1934) ainsi que quelques réductions en bronze comme celle conservée au musée de Mont-de-Marsan (Haut. : 67,5 cm. Inv. : MM 82.12.1)
S’inscrivant pleinement dans le courant « Réaliste » qui entend dresser à partir de l’observation attentive de la vie quotidienne un tableau de la « réalité sociale » en se donnant les moyens de la peinture d’histoire, toute la modernité de Dalou vient de ce qu’il est le premier sculpteur français à présenter au Salon de 1870 une Brodeuse contemporaine grandeur nature. Profondément marqué par La Liseuse que l’italien Pietro Magni (1817-1877) présente à l’Exposition universelle de 1867 (Milan, Galleria d’Arte Moderna) et pour laquelle il remporte un vif succès, Dalou s’en inspire pour sa Brodeuse en prenant sa femme couturière comme modèle. Pendant son exil londonien, Dalou prend alors plaisir à réaliser toute une série de sujets intimistes qui assoient sa célébrité outre-Manche, certains connus et diffusés par la presse française avant même le retour en France de l’artiste en 1880.
De taille sensiblement inférieure, les deux premières esquisses, celle conservée au V&A Museum et celle du Petit Palais souffrent de la comparaison avec celle que nous présentons. Par leur dimensions, celles-ci apparaissent plus ramassées, de composition plus raisonnée, assez lointaines de la légèreté et du pur moment de grâce que nous donne à voir ici Dalou au travers de ce chef-d’œuvre inédit.