(1616 Paris 1655)
Ecce Homo
Huile sur toile
83,4 x 61 cm
Cadre italien du XVIIème siècle
Encadré : 108 x 86 cm
Vers 1642-1645
Provenance : Collection particulière, Italie
Personnalité atypique de l’atelier de Simon Vouet, Eustache Le Sueur travailla auprès de lui une dizaine d’années à partir de 1635, côtoyant notamment Pierre Mignard et Charles Le Brun. Auprès de son maître, Le Sueur devint un peintre de chevalet célébré de tous, mais également l’auteur renommé de grands décors, domaine en pleine expansion au temps de Mazarin. Lorsqu’il quitta l’atelier de Vouet, vers 1643-1644, son style évolua rapidement, bien qu’il soit resté très proche de celui de son mentor. Guillet de Saint Georges explique dans son Mémoire historique des ouvrages d’Eustache Le Sueur que, contrairement à ses contemporains, celui-ci « n’a jamais voulu aller à Rome, mais il faisait exactement ses études sur les meilleurs ouvrages qu’on avait apportés des écoles d’Italie ».
Il exécuta également un certain nombre d’œuvres d’après des dessins de Vouet et sous la direction de celui-ci, mais sa recherche d’équilibre, de rigueur et de dépouillement se développa au fur et à mesure qu’il se détacha de la séduction de Vouet. Il continuera par contre d’adapter certaines compositions de son maître comme les Vierge à l’enfant et les Saintes familles, qu’il épurera pour leur donner plus de noblesse. C’est en 1643 qu’il fit graver par Daret les premières œuvres sous son nom La Sainte Famille à l’oiseau et une Vierge à l’enfant.
En 1645, Le Sueur reçut sa plus ambitieuse commande, un cycle de 22 tableaux consacrés à la vie de Saint Bruno pour décorer le cloître de la Chartreuse de Paris. Le Sueur consacra trois années de sa vie à ce prestigieux projet qui, acheté par Louis XVI, entra dans les collections royales dès 1776. Cet ensemble unique, personnel et cohérent, se situe déjà en marge de la scène artistique parisienne. A travers celui-ci on peut observer l’évolution de son art vers plus de dépouillement et de sérénité. Félibien fit ainsi, dans ses Entretiens, l’éloge de ce cycle pour ses « ordonnances et expressions nobles et naturelles ». Son coloris s’éclaircit, son goût pour l’architecture, sa maîtrise de l’espace et ses perspectives illusionnistes s’affirment.
Influencé par l’exemple de Poussin, qui séjourna à Paris de 1640 à 1642, Le Sueur s’inscrit alors dans ce que l’on nomma « l’atticisme parisien », tendance caractérisée par sa sobriété et ses références à l’antique, et à laquelle les musées Magnin, à Dijon et Tessé, au Mans consacrèrent la célèbre exposition Eloge de la clarté, un courant artistique au temps de Mazarin, 1640-1650 (1998-1999). On put y redécouvrir l’art sobre et élégant des Le Sueur, La Hyre ou Stella ainsi que leur idéal de clarté, d’ordre et d’équilibre.
Tout en travaillant à son cycle de la vie de saint Bruno, Le Sueur se vit confier la décoration de plusieurs hôtels particuliers. Il avait retenu les leçons de Vouet pour le décor monumental de l’hôtel Séguier ou encore de la galerie de l’hôtel Bullion, et rencontra un immense succès dans ces entreprises.
Il travailla ainsi, en 1644 pour l’Hôtel Lambert, y revenant en 1649 (à la mort de Perrier) pour le décor de la Chambre des Muses, dont les tableaux sont aujourd’hui conservés au musée du Louvre, ainsi que pour le Cabinet des Bains, tragiquement endommagé dans l’incendie de 2013. Le Sueur travailla ensuite pour le palais du Louvre, et notamment pour l’appartement des Bains d’Anne d’Autriche ainsi que pour la chambre de Louis XIV, et si une partie des tableaux ont malheureusement disparu, ils restent documentés par leurs magnifiques dessins préparatoires.
En 1648, Le Sueur participa activement à la création de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, et, dès sa création, l’excellence de son dessin eut un rôle essentiel dans le nouvel enseignement. Souvent comparé aux primitifs italiens, Le Sueur fut surnommé « le Raphaël français » après son May de 1649 représentant Saint Paul à Ephèse (musée du Louvre). Personnalité singulière, on lui reprocha dès la fin du XVIIème siècle son coloris, son austérité, et sa position dans la célèbre querelle des Poussinistes et des Rubénistes. Encensé par Diderot, Le Sueur tomba dans l’oubli au XIXème siècle, injustement présenté comme un suiveur de Raphaël, froid et sans personnalité.
Notre Ecce Homo s’inscrit dans l’univers esthétique de Le Sueur au cours des années 1640-1645, lorsqu’il s’éloigne peu à peu de la manière de Vouet pour avancer sur sa propre voie, un art sobre, tout en retenue, décrit parfois avec raison, comme d’une « noble simplicité ». On retrouve dans notre composition cette clarté et ce recueillement devenus essentiels dans son expression. Le parme raffiné du vêtement du Christ n’est pas sans rappeler l’art de Guido Reni (et notamment l‘Ecce Homo conservé au Fitzwilliam Museum de Cambridge).
Notre toile inédite illustre parfaitement la description de Watelet dans son Dictionnaire des arts de Peinture, sculpture et gravure : Le Sueur met « à toutes choses beaucoup de réserve, de retenue, et y répand cette douce chaleur qui fait tout sentir vivement (…) Sa couleur n’est pas appelante comme celle des écoles de Venise et de Flandres, mais elle est attachante : elle est telle qu’il convient qu’elle soit pour laisser l’âme paisible et la fixer sans distraction sur des parties de l’art supérieures au coloris » (Paris, 1792).
Les mains du Christ, étrangement délicates pour celles d’un homme, très sensuelles, avec de grands ongles bien dessinés se retrouvent dans de nombreux tableaux de l’artiste à cette époque. En effet, tant dans ses œuvres religieuses comme Le songe de Saint Bruno, que dans le grand portrait collectif de la Réunion d’amis (musée du Louvre, Inv. 8063) on remarque les mêmes mains fines et délicates, à la gestuelle maniérée, contrastant parfois avec le thème austère, voire dramatique de l’œuvre, comme dans notre Christ aux outrages.
De la même manière, les très beaux drapés du manteau, à la fois lourds et moelleux, avec des plis profondément ombrés, sont fréquents dans les toiles de ces années. On les retrouve dans les tableaux des débuts du Cycle de la vie de saint Bruno, exécutés en 1645 mais, par la suite, leur facture évoluera (cf Le retour de Tobie, musée du Louvre, et L’enlèvement de Tamar, vers 1640, Metropolitan Museum of Art).
Tout comme ses mains, pourtant nouées, le visage du Christ ne trahit aucune douleur, seuls son recueillement et sa résilience sont ici mis en scène. Ses yeux baissés, dessinés d’un fin trait brun, avec de longs cils noirs, et sa bouche légèrement entrouverte, évoquent les traits de sa Judith remettant la tête d’Holopherne (collection privée), du Jésus portant sa croix (musée du Louvre, Inv. 8016), ou encore de la muse sur la gauche de La naissance de l’Amour .
Nous pouvons reprendre pour conclure le mot de Gabriel Rouchès qui avançait , dans sa monographie de l’artiste parue en 1923, « Si, en un seul mot, je devais caractériser l’art de Le Sueur, l’épithète que je choisirais est celle de délicat » .
Nous remercions messieurs Guillaume Kazerouni, conservateur du musée de Rennes, et monsieur Dominique Jacquot, spécialiste de Simon Vouet pour l’attribution de notre tableau à Eustache Le Sueur. Tous deux datent le tableau des années 1642-1645, à la sortie de l’atelier de Vouet.