JACQUES-PHILIPPE LESUEUR
(Paris 1757-1830)
Maquette du tombeau de Jean-Jacques Rousseau
sur l’île des peupliers à Ermenonville
Plâtre patiné terre cuite
27x 37x 16 cm
Signé et daté sur le dessus Le Sueur 1780.
PROVENANCE : Probablement Paris, Salon de 1791, n° 460 Modèle, en plâtre, du tombeau de JJ Rousseau, tel qu’il est exécuté à Ermenonville (?) ; Collection particulière, France
La maquette en plâtre du tombeau de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) nous conserve le souvenir de l’amitié qui lia le philosophe au marquis de Girardin (1735-1808), grand seigneur, mécène et artiste passionné par la beauté des choses rustiques, et, en premier lieu, des jardins (fig.a, Portrait de René-Louis de Girardin avec le buste de Rousseau par Houdon, attribué à JB. Greuze, Abbaye de Chaalis)
Philanthrope, noble libéral, admirateur des encyclopédistes, Girardin réalisa en quinze ans, sur sa terre d’Ermenonville (à 50 km au nord de Paris, tout près de l’Abbaye Royale de Chaalis), et avec la collaboration du peintre Hubert Robert et du jardinier Jean-Marie Morel, un parc à l’anglaise d’une quarantaine d’hectares (sur un domaine de 950ha) où il mit en application ses principes créatifs.
Fasciné par les grands jardins d’outre-Manche comme Stowe ou Blenheim, Girardin développa ses idées dans un ouvrage De la composition des paysages sur le terrain ou des moyens d’embellir la Nature près des habitations en y joignant l’agréable à l’utile. Il y affirmait « Ce n’est donc ni en architecte, ni en jardinier, c’est en poète et en peintre qu’il faut composer les paysages afin d’intéresser tout à la fois l’œil et l’esprit ».
Il s’éloigna des principes de Le Nôtre et des jardins à la française à la trop stricte ordonnance pour faire appel en artiste aux sens des promeneurs et leur faire goûter le pittoresque et le romantisme de ses compositions.
De nombreuses fabriques, portant pour certaines des inscriptions philosophiques, se découvraient au gré de la promenade, alors que des trouées dans les lointains révélaient des vues du village d’Ermenonville ou de monuments voisins comme l’abbaye de Chaalis ou le donjon de Montépilloy.
Des maisons habitées par des paysans dans la partie nord du parc, une pâture commune, donnaient à la création de Girardin une dimension sociale chère à l’admirateur de Voltaire, Descartes ou Montesquieu, aux antipodes du divertissement qui régnait alors au Petit Trianon de Marie-Antoinette.
Julie ou la Nouvelle Héloïse, le roman épistolaire de Rousseau (1761), décrivant un jardin redevable à la Nature, inspira Girardin pour Ermenonville.
Aussi, lorsque le philosophe « seul au monde » chercha un nouveau refuge à la campagne, c’est à Ermenonville, à l’invitation du marquis, qu’il s’installa avec sa compagne Thérèse Le Vasseur. Là, il retrouva avec enthousiasme la Nature chère à son cœur : « Ah, monsieur ! s’écrie-t-il en se jetant à mon cou, il y a longtemps que mon cœur me faisait désirer de venir ici et mes yeux me font désirer d’y rester toujours ». Herborisant, donnant des leçons de botanique et de chant aux enfants, se réfugiant dans une cabane isolée au calme du parc, Rousseau se reposait loin du tumulte de la ville. Mais le 2 juillet 1778, quelques semaines après son arrivée, il fut victime d’une crise d’apoplexie qui l’emporta dans la journée.
On inhuma le philosophe le 4 juillet sur l’île des peupliers, à la lumière des torches, au cœur du parc et bien visible depuis le château dans un tombeau provisoire surmonté d’une urne funéraire (dont on a un témoignage grâce à l’estampe de Moreau le Jeune)
Girardin commanda par la suite au peintre Robert le dessin du tombeau que le sculpteur Le Sueur, jeune prodige de vingt ans, devait réaliser en dix-sept mois et achever en 1781 (voir G. Wick « Le tombeau et le jardin de la mémoire, » dans Hubert Robert et la fabrique des jardins, 2017, p.101&104).
Girardin avait conscience que le tombeau serait un lieu de pèlerinage pour les décennies et les siècles à venir et choisit donc un monument dont la forme et le style transcenderaient son époque. Robert puisa au sein du répertoire de formes antiques le plus considérable, Le Antichità romane de Piranèse, un monument simple : un sarcophage carré orné d’acrotères inspiré d’une gravure illustrant le tombeau de Néron.
Un seul autre modello, non daté, et dans un état de conservation plus précaire, nous est parvenu. Il appartenait au marquis de Girardin, qui l’avait conservé après que Le Sueur le lui ait présenté. Comme toute sa collection, il est aujourd’hui conservé à l’Abbaye Royale de Chaalis. Cela nous conforte dans l’idée qu’il ne peut pas s’agir de la maquette exposée par Le Sueur au Salon 11 années plus tard.
Notre maquette, signée et datée 1780, fut probablement conservée par le jeune sculpteur comme témoignage de sa prestigieuse commande, et exposée par celui-ci lors de sa première participation au Salon, en 1791.
Cette commande fut l’une des premières passées au jeune Le Sueur. Premier Grand Prix de Rome en 1781, il se rendit en Italie et à son retour multiplia les commandes privées et publiques. Il travailla pour le financier Beaujon à l’Elysée, pour les châteaux de Saint-Cloud et de Chantilly. Sous l’Empire et la Restauration il bénéficia du mécénat de l’état et travailla notamment au Panthéon et pour certains reliefs de l’arc du Carrousel du Louvre. On lui commanda également des statues pour le palais du Luxembourg et le pont Louis XVI.
Bien qu’il n’ait passé que six semaines à Ermenonville, la tombe du philosophe genevois attira une certaine gloire à son hôte, que devait symboliser l’œuvre emblématique de Le Sueur. Marie-Antoinette, Mirabeau, Robespierre, Goethe, Bonaparte, Franklin et bien d’autres vinrent s’incliner devant le monument, sous les ombrages mélancoliques des peupliers.
Sous la Révolution, en dépit de ses penchants ouvertement libéraux, Girardin ne dut son salut qu’à l’amitié qui le liait à certains des jacobins, parmi lesquels Marat.
Le tombeau devint cénotaphe avec le transport de la dépouille de Rousseau au Panthéon, le 9 octobre 1794, à la suite d’un décret de la Convention. Le marquis dut se séparer de son ami pour être relevé « de la tache originelle de sa noblesse ». Il quitta par la suite la vie publique et ne séjourna plus que rarement à Ermenonville.
Natif de Genève, sans appui ni fortune, Rousseau s’installe en France, se convertit au catholicisme sous l’influence de sa bienfaitrice, madame de Warens et se lia à de puissants cercles aristocratiques libéraux et aux encyclopédistes. Il rédige Le contrat social, prônant l’exercice de la souveraineté par le peuple, qui servira de base à la Déclaration des droits de l’homme et influencera les idées politiques de la Révolution française.
Dans L’Émile ou l’éducation, il revendique une éducation fondée sur l’expérience et professe une religion sans dogme. Attaqué par Voltaire, se sentant persécuté, il trouva refuge auprès de ses amis, au premier rang desquels figurait le marquis de Girardin.