LE MAÎTRE DES CORTÈGES
(Actif à Paris au milieu du XVIIème siècle)
La Sainte Famille
Huile sur cuivre
37,5 x 32 cm
Encadré : 48,5 x 40 cm
PROVENANCE : Collection particulière de l’est de la France
GRAVURE : gravé au burin par René Lochon en 1643
Lors des deux expositions de 1934 (Les peintres de la réalité à l’Orangerie et Les frères Le Nain au Petit Palais) Le cortège du bœuf (Paris, Musée Picasso) fut l’un des tableaux les plus abondamment commentés. Picasso l’admira au point d’en faire la seule œuvre ancienne d’importance de sa collection. Après les doutes émis quant à son attribution aux frères Le Nain par Longhi et Sterling dès les années 1930, s’est dessiné la personnalité d’un artiste ayant travaillé à Paris dans les années 1630/40, sensible à des influences variées, italiennes pour certains, nordiques ou de l’est de la France pour d’autres, auquel on donne aujourd’hui une quinzaine de compositions dont certaines furent déclinées en plusieurs versions, et que l’on nomme, par convention et par commodité, le Maître des Cortèges.
Jacques Thuillier décrit dans sa notice du catalogue de l’exposition Les frères Le Nain (Paris, Grand Palais, 1978-1979, pp. 330, 331) certains des éléments caractéristiques de sa personnalité artistique: « Le coloris se révèle d’une grande finesse, avec des nuances de gris et de brun relevés d’ordinaire par quelques grandes touches de rouge, quelques touches de bleu franc.
La mise en page est toujours étudiée, souvent d’une originalité frappante… » Longhi parlait quant à lui, dans un raccourci lumineux « d’un artiste qui eut fait figure dans le cercle des Le Nain, d’une sorte de Vallotton, avec son art plein de mesure, d’une retenue un peu froide, qui peuplait ses compositions de personnages aux physionomies nobles et distantes ».
On peut ajouter un certain nombre de traits se retrouvant dans les différents tableaux du Maître des Cortèges et qui semblent caractériser ses personnages : des nez longs et parfois busqués ou légèrement pointus, des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, des ombres marquant avec netteté la commissure des lèvres, des chevelures soyeuses et détaillées avec un soin particulier, des carnations lisses. Les visages ronds et parfois poupins sont animés d’expressions sereines ou impavides. La mesure des gestes et l’intensité des regards, comme en témoigne dans notre tableau celui de la Vierge, suggèrent, nous semble t’il, une culture hollandaise ou du nord de la France.
Les drapés pesants et exécutés d’un pinceau onctueux dans une palette lumineuse, tantôt chaude et parfois presque métallique, habillent des figures solidement campées dans des compositions simples et habiles. On retrouve ces éléments tout aussi bien dans les œuvres sacrées que dans des tableaux profanes comme les Cortèges ou la Rixe de portefaix du musée Pouchkine, à Moscou.
Peint sur une plaque de cuivre et jusqu’ici conservé dans une collection provinciale, notre Sainte Famille est une addition importante au corpus limité mais de plus en plus cohérent de l’artiste.
A la suite de l’acquisition par le Louvre d’un Couronnement d’épines (RF 2002-13), Jean-Pierre Cuzin a pu faire le point sur cette personnalité originale du monde artistique parisien de ce milieu de siècle. Il souligne l’identité de forme et d’esprit, même si la qualité et les formats sont parfois fort différents, de ses tableaux religieux, tous peints, à une exception près, sur support métallique. Au tableau du Louvre, il faut ajouter L’Assomption du musée des Beaux-Arts de Rennes, L’Adoration des bergers (Berlin, Alte Nationalgalerie), la Crucifixion avec Sainte Marie-Madeleine (collection particulière) et le Portement de croix, également dans une collection privée.
L’attribution de notre Sainte Famille au Maître des Cortèges a été confortée par des confrontations directes avec L’Assomption de Rennes et le Portement de Croix, qui se sont révélées totalement concluantes.
Le jeu des mains du Saint-Joseph, très comparable à celui d’un des bourreaux du Couronnement d’épines du Louvre ou de la Marie-Madeleine de la Crucifixion, les doigts effilés de l’enfant Jésus que l’on retrouve dans le Christ du Portement de croix, ou les traits de son visage, et sa chevelure, identiques à ceux du bourreau placé à l’extrême droite du Couronnement sont, en plus des drapés et du coloris, quelques uns des très nombreux points de concordance entre ces différentes compositions.
L’existence d’une gravure de René Lochon, datée 1643, reprenant avec une parfaite exactitude et en sens inverse la composition de notre cuivre, et portant dans la marge les mentions « Vignon Invenit » et « Renatus Lochon lutetianus fa. / 1643 » vient éclairer les conditions dans lesquelles fut créé sa composition.
Un tableau d’assez grandes dimensions (122 x 93 cm), mentionné en 1878 à Paris à l’église Saint-Paul-Saint-Louis, et aujourd‘hui conservé à l’église Saint-Joseph de cette même ville, dont la paternité revient sans aucun doute à Claude Vignon (Paola Pacht Bassani, Claude Vignon, Arthena, Paris, 1993, n. 356, p.391), peut être regardé comme le modèle ayant servi à notre composition.
Si celle-ci est identique, la facture est elle radicalement différente : le pinceau large et brossé d’un Vignon mature, les formes sommaires et comme dissoutes des figures, que peut expliquer un état de conservation assez médiocre, ne peuvent rivaliser avec le fini parfait et méticuleux de notre cuivre dont l’émail restitue brillamment la richesse des tissus, la souplesse des chairs, l’irisation des nimbes.
Quoiqu’il en soit, il apparaît avec certitude que Lochon s’est bien basé sur notre cuivre et non sur le tableau de Vignon, dont la gravure porte pourtant le nom dans sa « lettre ».On peut dès lors penser que le graveur ait commandé notre tableau pour réaliser plus commodément sa planche. On peut également imaginer que le nom de Vignon porté en bas de l’estampe, ne soit pas celui de Claude, le père, mais de l’un de ses nombreux enfants ayant décliné dans un petit format la même image. Cette double collaboration avec Vignon et René Lochon, pour lequel Maxime Préaud donne une date de naissance plausible autour de 1620, permet aussi d’ancrer définitivement le Maître des Cortèges dans le milieu parisien. Le repère chronologique fourni par la gravure est une avancée fondamentale dans la connaissance de l’œuvre du Maître des Cortèges qu’il permet de situer avec certitude avant la moitié du siècle, cinq ans avant la disparition de Louis et Antoine Le Nain, en 1648. Il vient confirmer les dates avancées par l’ensemble des historiens ayant travaillé sur le corpus de l’artiste.Tous ces éléments permettent de lever une partie du voile qui entoure encore l’identité mystérieuse de ce contemporain des frères le Nain, à la personnalité profondément originale.
D’un point de vue iconographique, deux attributs sont présents au centre de notre composition : la croix tenue par l’enfant Jésus, préfiguration de sa passion, ainsi que le bâton fleuri de saint Joseph, symbole de renaissance, qui vient lui répondre. Le bâton fleuri de Joseph vient également nous rappeler que c’est Dieu qui l’a choisi pour époux de Marie, et que c’est par cette verge fleurie qu’il est venu signifier son choix.
Nous remercions Pierre Rosenberg, Jean-Pierre Cuzin et Guillaume Kazerouni, pour l’aide qu’ils ont bien voulu nous apporter pour la rédaction de cette notice